Une vie de traduction

La langue de ma mère est le français, donc on peut dire que ma langue maternelle est le français. Mon père me parlait en français, mais il avait certainement gardé un accent étranger. Je dis « certainement » parce que les oreilles de l’enfance sont étranges et incroyablement sujettes à être modelées par leur environnement. Ainsi, je n’ai jamais « entendu » l’accent de mon père. Pour moi, il a toujours parlé un français parfait et sans accent. C’est en grandissant que mes amis ont commencé à me dire que mon père parlait vraiment très bien le français pour un étranger et que son accent était charmant. J’ai dit : « Quel accent ? ». Ils m’ont répondu : « Tu sais bien, il a un accent étranger, il roule les « r », tu l’entends bien ? ». Et en fait, non, je ne l’entendais pas. Et je ne l’ai jamais entendu. Même en sachant qu’il en avait un d’accent, même en tendant l’oreille, moi qui ai enseigné le français pendant longtemps, qui ai enseigné la pose de voix parlée, le coaching vocal, je n’ai jamais entendu l’accent de mon père en français, alors que j’entends parfaitement les accents étrangers d’autres personnes, évidemment. C’est vraiment mystérieux les oreilles d’un enfant et la partie du cerveau qui non seulement enregistre mais retranscrit ce que l’on entend...

Je suis ainsi premièrement francophone, mais lorsque j’avais deux ans, ma famille a déménagé au Canada, dans la partie anglophone. Et là les choses ont commencé à devenir un peu plus compliquées. A deux ans, mon niveau de français était, on l’imagine, très limité…  et je me suis retrouvée avec une nanny anglophone, un environnement anglophone et des adultes qui me parlaient français avec un accent anglais/canadien. Le résultat a été une petite fille qui parlait français avec un accent « anglais » et qui parlait anglais avec un accent français… Bref, l’ouverture et l’aventure avaient commencé !

De retour du Canada, ma famille s’est installée en Suisse, à Genève. Le français a donc repris ses droits. J’ai perdu mon accent « anglais » - même si sur certains mots, il m’est resté quelques intonations que je suis certainement la seule à pouvoir identifier (avec mon ingénieur du son, parce qu’il est vraiment très très bon !) - et j’ai grandi dans un environnement francophone.

Toutefois, la Suisse a cette particularité de voir se cotoyer quatre langues nationales, ce qui rend le français helvétique plus ouvert à la rencontre et à l’échange avec d’autres langues. Et mes parents parlant un nombre de langues européennes assez conséquent, j’ai eu l’habitude depuis très jeune d’entendre beaucoup plus que du français autour de moi.

A l’adolescence, je suis partie aux Etats-Unis et mon drôle de métissage français-anglais a recommencé. L’anglais de mon enfance a réapparu. Il s’est souvenu de moi ; je me suis souvenue de lui. L’accent français s’est érodé par moments puis il s’est réinstallé. Peut-être parce qu’il est impossible d’avoir un accent américain si l’on ne vient pas d’un endroit en particulier. Il n’y a pas « un » accent américain et mon anglais sera toujours un mélange de british appris à l’école, de canadien et de texan appris dans la vie et d’intonations françaises que je ne pourrai certainement jamais effacer. Et ça me va.

Ce qui est par contre le cœur de cette histoire est le fait que je suis tombée amoureuse de la langue anglaise dès l’enfance. J’étais déjà amoureuse du français et cela n’a pas changé. J’adorais les mots, les dire, les écrire. En adoptant spécifiquement une deuxième langue dans ma vie, je me suis mise à aimer les traductions, la linguistique. Connaître et pratiquer une deuxième langue au quotidien, non maternelle mais intime, m’a poussée à étudier le français de façon plus approfondie. J’ai compris des choses que je n’aurais même pas remarquées si je n’avais pas été exposée à une autre grammaire et à une autre façon d’envisager la syntaxe. D’une certaine manière, avoir deux langues quotidiennes m’a poussée à vouloir les comprendre chacune encore plus. Pour un anglophone, le fait que les objets soient genrés est une réalité très difficile à simplement concevoir, mais cette notion pourra – s’il le désire – lui donner une liberté poétique incroyable s’il importe cette notion dans sa propre langue, par pur plaisir d’écriture.

C’est pour cette raison que je me « permets » d’écrire de la poésie en anglais, une langue que je pratique depuis l’enfance, que je parle au quotidien, mais qui n’est pas ma langue maternelle. Je sais que certaines de mes métaphores dans des poèmes rédigés en anglais sont issues d’une « erreur » de traduction ou plus précisément d’un « francisme » (non pas du français de France, en particulier, mais par opposition à un anglicisme). Mais ce sont des « erreurs » ou des figures de style choisies et assumées. Elles donnent naissance à une ouverture poétique qui casse les barrières.

Et je fais la même chose en français. Autant j’aime la belle langue et la syntaxe claire et précise, autant j’aime inventer et ouvrir le français, lorsque cela fait sens.

L’expression « faire sens » est, d’ailleurs, un exemple parfait de ce que je viens d’énoncer. C’est une traduction directe de « make sense », considérée comme un anglicisme, on nous conseille de dire plutôt « avoir du sens », « prendre du sens », mais cela ne signifie pas exactement la même chose. Et, personnellement, j’aime pouvoir exprimer les choses de façon exacte. On utilise en français « faire peur », il n’y a aucune raison de ne pas dire « faire sens », lorsque cela, justement, fait sens.

Les francophones n’ont aucune raison d’avoir peur que leur langue évolue. Toutes les langues vivantes évoluent et c’est ce qui les maintient en vie.

C’est la raison pour laquelle je pense que le fait que je parle deux langues depuis l’enfance m’aide dans mon écriture poétique. Mon esprit prend plus de liberté avec les mots, les métaphores, les expressions. Les règles dans la poésie en prose ne s’appliquent plus. On peut se laisser guider par le seul pouvoir évocateur des mots et de leur agencement. Mon français est habité par toutes les autres langues que je pratique ou auxquelles j’ai été confrontée. Et mon écriture poétique en anglais aura toujours un petit accent français, même à l’écrit… simplement parce que l’esprit est façonné par les langues que l’on parle et dès le moment où l’on côtoie plusieurs langues, notre esprit s’évade et crée au-delà des règles.

J’ai passé ma vie à traduire du français à l’anglais et de l’anglais au français. Dans ma poésie, je danse dans un espace de liberté fait de tous les mots et de toutes les phrases qui prennent naissance dans mon esprit sans que j’aie à me soucier de devoir les traduire ou les expliquer. J’aime la poésie pour cela : son absence d’explication. C’est pour moi de la communication pure, un lien direct entre l’auteur et son lecteur, sans règle de lecture ou d’interprétation. L'écriture poétique sera toujours un moyen d'exprimer ma liberté, en anglais, comme en français. J'espère qu'elle parvient aussi à en offrir à mes lecteurs.

 

 

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