Magazine Invente-moi le monde N° 17 : "Créer pour se rencontrer"
Cette semaine passée, j'étais en résidence de création au Théâtre Pitoëff, à Genève, avec le projet TLC (Transartistic Live Creation). Cela a été une expérience de travail un peu forcené... Toujours cette quadrature du cercle à résoudre : un temps restreint pour une créativité et des idées sans limites. Mais cela a aussi été une expérience riche et prolifique en moments de joie et de réflexion.
Il y a une chose qui m'a frappée pendant toute cette semaine et dont j'ai envie de vous parler ici. Je pourrais appeler ça : "la raison pour laquelle on fait les choses".
Pendant cette semaine, j'ai été entourée d'une équipe composée de techniciens, de collaborateurs administratifs et d'artistes. Ils ont tous apporté quelque chose au projet, mais tous avec des intentions différentes et des comportements différents.
Cela faisait un moment que je n'avais pas dirigé un projet impliquant autant de personnes et les observer a été passionnant et parfois étonnant.
Je ne sais pas comment faire quoi que ce soit dans la vie si je ne ressens pas une motivation profonde pour le faire. Cela ne signifie pas que je ne fais que des choses intéressantes ou importantes. Mais, quoi que je fasse, j'ai besoin de relier cette action à quelque chose qui a du sens. Quand je dois accomplir des tâches ennuyeuses, je m'efforce toujours de penser à leur utilité finale et cela me donne l'enthousiasme dont j'ai besoin pour m'y atteler. J'aime avoir en tête l'image d'un projet entier et comprendre comment chaque petite étape, même la plus banale, est importante et utile.
J'ai constaté que cela n'est pas le cas pour tout le monde. Certaines personnes ne désirent pas avoir une vision d'ensemble, peut-être parce que cela est trop lourd à porter, je ne sais pas. Ils sont intéressés par leur petite partie de collaboration et se concentrent sur elle. D'une certaine façon, cela les empêche de participer à l'écriture de l'histoire d'un projet. Il faut faire partie du tout de façon consciente, si l'on veut que notre contribution à un projet ait une influence sur la direction que celui-ci peut prendre.
En même temps, en tant que metteur/metteuse en scène, cela nous facilite la tâche d'avoir des participants qui ne réécrivent pas en permanence une création en cours. Mais cela peut rendre le travail moins organique et moins surprenant.
Cet aspect de la participation mis à part, ce qui m'a le plus marquée pendant cette semaine de travail, a été la différence dans les façons de créer des artistes. TLC est un projet transdisciplinaire et basé sur l'improvisation. J'ai donc auditionné des danseurs, des musiciens et des artistes visuels. Et j'ai été fascinée par leurs approches différentes.
Dans l'improvisation, on ne peut pas se cacher. On ne peut pas faire semblant d'être quelqu'un d'autre. On est obligé de se relier à soi et au courant de vie qui nous traverse pour pouvoir créer de façon cohérente. Alors on dit qui on est, très fort. Et quand on improvise à plusieurs, notre capacité à écouter, à participer, à prendre sa place et à donner de la place est mise en lumière sans équivoque.
Ce que j'ai observé, c'est que, pour certains, la rencontre devient un prétexte pour se montrer, se faire voir ou se faire entendre. Il peut y avoir de la démonstration, du talent, de la brillance, mais cela reste très aride dans un spectacle. Parce que la rencontre est utilisée sans être utile. Il n'y a pas d'histoire, ni de chemin. C'est ennuyeux, décousu, dénué de sens.
Mais d'autres artistes comprennent que s'ils se taisent avant de parler, s'ils regardent avant de peindre, s'ils lisent avant de danser, leurs mouvements et leurs mots vont naître par eux-mêmes dans une justesse sans artifices. Dans un spectacle créé à plusieurs, il faut se regarder, s'écouter, se sentir, se respirer, se comprendre, sans jamais s'arrêter et sans non plus s'effacer. C'est une danse intelligente, sensible, généreuse, forte.
Trouver sa place dans ce type de création n'est pas compliqué si on écoute sa voix intérieure en même temps que la voix des autres. Il faut néanmoins être entouré de personnes qui font la même chose. Des personnes qui participent dans une curiosité joyeuse et un véritable appétit pour la différence et les surprises. Des personnes qui n'ont pas peur du silence. Des personnes qui n'ont pas peur de ne pas savoir. Des personnes qui savent qu'on écrit toujours les plus grandes histoires à plusieurs voix, à plusieurs coeurs.
Encore une fois, j'ai réalisé que pour moi l'art et le fait de partager son art avec les autres était un moyen de provoquer des rencontres. Avec d'autres artistes et avec le public. Et que les rencontres étaient toujours pour moi des moments de création à plusieurs. Que cela soit sur scène, dans un spectacle, ou dans la vie.
Je trouve la vie importante. L'art est juste un moyen de s'en souvenir. Mais je trouve que la façon dont on vit ensemble, comme dans son for intérieur, est extrêmement importante. Parce qu'il y a des occasions de créer du bonheur à chaque coin de rue, à chaque tournant de vie, dans chaque détail. Le bonheur est facile si l'on décide d'y penser consciemment, si l'on décide de participer activement à son apparition. Et le bonheur est quand même une chose assez fascinante et assez magique pour qu'on se donne la peine d'y réfléchir un tant soit peu.
Je trouve que l'on perd beaucoup de temps à ne pas donner de la joie aux autres, comme à soi. Et plus le temps passe et plus j'ai l'impression que pour être dans un état qui s'apparente à la joie, il faut s'écouter les uns les autres, écouter le monde, écouter le ciel, écouter son instinct. C'est sûrement pour cette raison que j'aime autant TLC et le concept de spectacle improvisé chaque soir, sans filet et sans à priori. Parce que pour réussir cela, il faut que l'on s'écoute sur scène et il faut que le public se lance dans l'aventure avec nous. C'est comme un exercice de vie heureuse.
Dans ce théâtre vide, écarlate et moelleux... je vous ai imaginés, je vous ai sentis, j'espère avoir compris un peu de vous et j'espère le revivre très vite avec vous en chair et en os, à Pitoëff ou ailleurs, mais je suis un peu tombée amoureuse de ce théâtre, alors...
Je vous souhaite une semaine remplie de moments de petits et grands bonheurs et d'être entourés d'improvisateurs de vie généreux, joueurs et curieux!
On se retrouve vite et je partagerai avec vous un poème écrit pendant cette résidence!
Nejda